Chez Buffer, pas de ragots, ni de spéculations sur les salaires : du CEO au dernier employé arrivé, tout le monde connait la rémunération de ses collègues. Cela va même plus loin, n’importe qui peut consulter ces informations sur le site web de Buffer. La scale-up est aujourd’hui une référence de la longévité de sa politique salariale : depuis 2013, ses leaders ne sont jamais revenus en arrière.
L’aventure a néanmoins connu ses zones de turbulences. En effet, passer de 17 à 75 employés et de 8 à 30 métiers a apporté son lot de challenges. En dix ans, le salaire moyen chez Buffer est passé de 100 000 à plus de 150 000 dollars. Plus impressionnant encore : son chiffre d’affaires a bondi de 2 à 18 millions de dollars entre 2013 et 2024. Au-delà des chiffres, loin de créer des tensions, la transparence salariale a renforcé la confiance et l’engagement des équipes.
Le pari risqué de la transparence absolue
En 2013, lorsque Buffer décide de rendre publics tous ses salaires, les pessimistes prédisent un échec. Les critiques fusent : le risque de tensions en interne, l’asymétrie d’information vis-à-vis des concurrents, l’attractivité pour attirer de nouveaux talents… Pourtant, avec un recul de plus de dix ans, tous les voyants sont au vert.
Néanmoins, cette innovation a demandé certains ajustements. Avec la croissance de l’entreprise, la diversification des rôles et des compétences en interne, le système est devenu tellement complexe que seul le DAF était en mesure de le décrypter. Appliquer une règle claire et équitable de rémunération est devenu un vrai casse-tête. En 2022, une erreur dans le calcul d’un salaire a provoqué une mini-crise de confiance. Cet incident aurait pu pousser l’entreprise à rebrousser le chemin.
Paradoxalement, son dirigeant, Joel Gascoigne, en a profité pour enfoncer le clou. “Peu après cette erreur, j’en ai assumé l’entière responsabilité, j’ai corrigé le salaire et j’ai partagé avec l'ensemble de l’équipe tous les détails de la manière dont elle s’était produite. À cette époque, j’ai pris l’engagement d’œuvrer en faveur de la transparence et de la simplicité des salaires”, écrit-il sur le blog de l’entreprise.
La clarté et la pédagogie plutôt que les tableurs
Pour éviter une usine à gaz, Buffer a dû repenser la gestion de ses rémunérations. Terminés les calculs opaques, place à la simplicité. Concrètement, l’entreprise a mis en place un système en trois étapes :
- Le benchmark : l’entreprise analyse d’abord les salaires pratiqués sur le marché tech pour des entreprises de taille similaire
- La création de sa propre grille de salaires, volontairement plus généreuse que le marché pour attirer les meilleurs talents
- Le calcul du salaire individuel, en fonction des critères clairs comme l’expérience, le rôle ou encore le lieu de vie
Cette nouvelle approche repose sur quatre principes clés, inspirés des valeurs de l’entreprise :
- La transparence : tous les salaires sont publics, consultables par tous
- L’équité : à responsabilités égales, salaire égal, sans exception
- La simplicité : chaque employé doit pouvoir comprendre facilement comment sa rémunération est calculée
- La générosité : des salaires volontairement au-dessus du marché pour l’attractivité auprès des candidats.
“Sans simplicité, la transparence perd de son sens", affirme le CEO de Buffer. Cette ouverture va de pair avec la pédagogie. Encore aujourd’hui, l’entreprise organise régulièrement des sessions d’explications pour que chacun comprenne les règles du jeu.
En France, la transparence avance masquée
En France, les entreprises sont encore bien frileuses à l’idée d’une transparence totale des rémunérations. Toutefois, quelques pionniers testent le dispositif à leur sauce. Le Groupe Thermador, fait figure d’avant-garde en la matière, pratique la transparence salariale depuis sa création en 1968. Dans le cabinet de conseil Imfusio, chaque collaborateur définit “en conscience” sa propre rémunération qui est connue de tous. Chez Alan, la grille salariale unique basée sur des critères clairs (expérience professionnelle, impact attendu et séniorité) ; la grille est accessible en interne et ouverte aux candidats lors du recrutement.
Dans un marché du travail tendu, la transparence est devenue un argument fort de marque employeur. Cependant, nous sommes encore loin de sa généralisation. Les freins sont autant culturels que pratiques. En France, l’argent est un sujet tabou et le salaire est souvent perçu comme une information confidentielle. Les managers craignent les tensions, les comparaisons, voire les départs. Pourtant, les pionniers français rapportent des résultats positifs, comme l’ambiance plus saine entre managers et salariés, l’engagement accru et une confiance renforcée. La proactivité pourrait bientôt être remplacée par une obligation légale. La nouvelle directive européenne risque de changer la donne : d’ici à 2026, les entreprises devront communiquer leurs critères de rémunération et permettre aux salariés de comparer leurs salaires avec ceux de leurs collègues occupant des postes similaires. Ira-t-on jusqu’à la généralisation du principe de transparence de rémunérations en France ? En tout cas, les nouvelles règles du jeu redessineront sans doute le rapport à l’argent dans l’entreprise.